C’était au lendemain d’une victoire chèrement acquise par des efforts
inouïs. On m’avait chargé de porter à l’arrière-garde de l’armée une dépêche
importante, quand, au moment de partir, mon cheval harassé refusa tout service.
J’en envoyai chercher un autre ; celui-ci était tellement indocile et rétif,
que plusieurs minutes se passèrent avant qu’il me fût possible de me mettre en
selle et de le décider à partir. Néanmoins, il f allait avancer ; l’importance
du message dont j’étais porteur ne permettait aucun retard.
À midi, j’étais à
peine à la moitié du chemin. L’air était lourd. Des tourbillons de poussière
desséchaient mon palais. J’étais épuisé, ma gourde était vide et je me sentais
près de défaillir.
À un détour du chemin,
j’aperçus une source abondante, près de laquelle quelques soldats se
reposaient. J’aurais voulu descendre pour en faire de même, mais mon cheval fit
à l’instant même des bonds tellement furieux que je dus renoncer à cette tentative.
Je détachai alors ma gourde et, m’adressant à l’un des soldats, je la lui
tendis en le priant de me la remplir. C’était un grand gaillard à la mine dure
mais j’étais loin de m’attendre à l’injure qui s’échappa de ses lèvres pour
accompagner cette réponse :
« Remplis-là toi-même
! ». À ces mots, ma colère ne connut plus de bornes :
— Malheureux,
m’écriai-je, puisse-je un jour te retrouver mourant de soif et mendiant un
verre d’eau, pour avoir le plaisir de te le refuser aussi !
Le visage de ce soldat
se grava dans ma mémoire et, je jurai de le chercher jusqu’à ce que
je puisse me venger. Pendant deux ans, au camp, sur les champs de bataille,
parmi les mourants, je poursuivis sans succès cette recherche impie. Enfin, mon
jour vint.
Les suites d’une
blessure me retenaient à l’hôpital ; je pouvais cependant aller et venir, et
j’employai mon temps à soigner les blessés. Jamais je ne n’avais ressenti
autant de pitié pour ces pauvres soldats qu’au milieu de ces scènes de douleur
et de souffrances de toutes sortes. Je trouvai un véritable bonheur à chercher
à adoucir les derniers moments de ceux qui s’en allaient sans avoir eu la joie
de ne revoir aucun des leurs. Au milieu de ces nouvelles préoccupations,
j’oubliai mon ennemi, celui qui m’avait refusé un verre d’eau.
Après une grande
bataille, un nombre considérable de blessés furent évacués dans notre hôpital.
Toutes les salles étaient combles ; la chaleur était affreuse et les malades
souffraient cruellement de soif. De tous les lits partaient des voix suppliantes
: « De l’eau, de l’eau ! » Muni d’un verre et d’une cruche d’eau glacée,
j’allai de rang en rang, distribuant la boisson bienfaisante ; comme je
m’avançai entre les lits, un homme couché à l’extrémité de la salle, se leva
soudain sur son séant, en s’écriant d’une voix caverneuse :
—De l’eau ! De l’eau,
pour l’amour de Dieu !
Je demeurai comme
pétrifié ; tout ce qui m’entourait disparut à mes yeux, je ne vis que lui :
c’était celui qui m’avait refusé le verre d’eau froide. Je m’approchai, mais il
ne me reconnut pas ; alors ma chair, me dit avec force : « Va, venge-toi, passe
et repasse devant lui : donne à boire à tous ceux qui l’entourent, mais non à
lui, venge-toi ! »
En même temps,
j’entendis une autre voix : « Mon ami, c’est aujourd’hui le jour propice, c’est
l’heure de rendre le bien pour le mal, de pardonner comme ton Sauveur t’a
pardonné. Va, donne à boire à ton ennemi. »
Un mouvement
irrésistible me poussa près de son lit et, j’approchai le verre de ses lèvres
brûlantes. Oh ! Comme il but ! Je n’oublierai jamais l’expression de
soulagement qui se peignit sur ses traits et le regard qu’il laissa reposer sur
moi ; mais il ne prononça aucune parole ; je vis simplement que son cœur était
profondément ému. Je le soignai jour et nuit. Longtemps il persévéra dans le
même silence à mon égard, lorsqu’un jour, comme je m’éloignai de son lit, il
saisit un pan de mon vêtement et me retint.
—Te souviens-tu du
jour où tu m’as demandé à boire ?
— Oui, mon camarade,
mais c’est une vieille histoire !
— Pas pour moi, reprit-il,
en vérité je ne sais ce que j’avais ce jour-là ; le lieutenant venait de
m’appeler « Bon à rien ». J’avais de la fièvre, j’étais en colère, je
n’étais plus moi-même. Quelques instants après, je fus tout honteux de ma
conduite, mais il était trop tard… Depuis deux ans, je t’ai cherché à toute
occasion pour te demander pardon. Dis-moi, veux-tu me pardonner ?
Un sentiment poignant
de confusion s’empara de moi.
— Camarade,
m’écriai-je, tu es meilleur que moi, n’en parlons plus.
Peu de temps après, on
dut lui amputer une jambe puis il apprit sans trouble qu’il n’y avait plus
d’espoir. Avant de mourir, il se confia entièrement, en Celui qui avait dit :
« Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi et qu’il boive. Celui qui croit
en moi vivra, quand même il serait mort ! »..
Évangile de Jean 7 : 37.